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Georg Baselitz: Akademie Rousseau
Cat. Contemporary Fine Arts Berlin
Catalogue d’exposition, éd. Bruno Brunnet et Nicole Hackert
textes (all./ang.) de Georg Baselitz, Siegfried Gohr
64 p avec 44 illustrations en couleur
format 28 x 20 cm, broché
ISBN 978-3-86442-316-1
Académie Rousseau
de Georg Baselitz
Un tableau singulier est accroché dans la salle Picasso du Kunstmuseum de Bâle, un portrait en pied de Guillaume Apollinaire et de sa muse Marie Laurencin. Henri Rousseau a peint ce superbe tableau. Je l’avais depuis toujours en mémoire comme un portrait de Rousseau lui-même avec Madame Rousseau. Si Marie Laurencin était la muse d‘Apollinaire, Clémence Rousseau était la muse de Rousseau.
Franz Marc, lui, a peint un portrait de Rousseau pour le Cavalier bleu. Et Picasso lui aussi possédait un autoportrait d’Henri. Il existe une photo privée, prise par André Gomés, sur laquelle on voit Picasso, dans sa main droite il tient l’autoportrait de Rousseau et dans sa main gauche le portrait de la femme de ce dernier.
Picasso, constructeur d’objets nouveaux et insolites ou de tableaux audacieux, aimait Rousseau, le peintre des choses à la grâce figée. Le regard du peintre sur son autoportrait lui aussi est figé. Tourné vers son travail où des objets que nous connaissons bien apparaissent sous une forme inhabituelle, gothique, byzantine, simplement autre, différents de la manière dont nous les connaissions jusqu’à présent.
Picasso l’égyptien n’était pas le seul, d’autres constructeurs d’images, Kandinsky par exemple, possédaient des tableaux de Rousseau ; pour Wassily c’était le petit Le Peintre et sa femme. De même, De Chirico dessine Picasso et ses amis sous l’autoportrait de Rousseau à la palette. Et Beckmann n’a-t-il pas peint le ballon et l’allée de Rousseau ? J’ai la lithographie en rouge La Guerre de Rousseau, réalisée vers 1895, il en existe une autre d’Ensor, une d’Uccello, une semblable de Böcklin, et aussi de Stefano della Bella.
J’ai fait beaucoup de portraits de ma femme et de moi depuis quelques années, beaucoup sous des formes étrangères, dans la peau de mes parents, dans celle de Lénine et de Staline, le plus souvent dans celle des parents d’Otto Dix. Ce double portrait des parents de Dix est aussi au musée de Bâle, et une variante à Hanovre. Il aurait dû devenir un double portrait d’Elke et de moi, travestis en Marie Laurencin et Apollinaire, et le beau cadre du tableau à Bâle avait aussi son importance — dans mon souvenir, pas de visu.
L’année dernière, j’ai acheté beaucoup de cadres italiens anciens pour lesquels j’ai fait des portraits de Winfried Dierske, de moi, de ma femme, et aussi de nouvelles versions des anciens tableaux de Rayski de 1960. Jusqu’ici tout va bien. Dernièrement, je n’ai pas placé ces portraits dans les cadres anciens, même si le double portrait de Rousseau à Bâle dans son cadre ancien peint a continué de hanter mon esprit. J’en avais tout un paquet en tête, de ces portraits et cadres et du peintre antiréaliste qu’était Rousseau.
Pour finir, en Italie, je nous ai peints Elke et moi sous la forme d’une apparition nue et je nous ai donné les visages de Madame Rousseau et d’Henri. C’est devenu une construction au sens de fer à repasser et cheval de course, mais qui ne me correspondait pas. J’ai donc tout arrêté et j’ai recommencé autrement, dès le début, sans stimulation, sobre, simple, modeste, mais malgré tout étroit, limité par le superbe autoportrait de Rousseau peint en 1902–1903, la moustache sous le nez, celui que possédait Picasso. Cela avançait bien, cela devenait un bon tableau, le romantisme l’avait emporté. Ensuite, j’ai quitté le chemin un court moment et j’ai peint Madame Rousseau, il ne s’agissait pas de l’autoportrait d’un artiste, mais d’un portrait de sa muse.
J’ai un livre dans ma bibliothèque, Fünfhundert Selbstportraits von der Antike bis zur Gegenwart (Cinq cent autoportraits de l’Antiquité au temps présent), 1936, de Ludwig Goldscheider. Je l’ai feuilleté, mais je n’y ai trouvé que peu de choses utilisables. Une critique du Saarbrücker Zeitung a dit à propos de ce livre : « un livre d’images pour adultes, au sens propre du mot, un livre pour yeux fatigués qui ne souhaitent plus lire, mais seulement regarder. » Et tout à la fin : « qui exhorte à la modestie et à l’humilité ». Il en est ainsi, il en était ainsi. Où avais-je la tête, mon amour ? Quels artistes, quels autoportraits ? Existe-t-il par exemple un seul autoportrait de Pollock ? Il y a bien ce petit tableau d’un jeune Mexicain, je l’ai vu récemment dans une exposition, avec à côté un autre tout petit autoportrait de Rothko.
C’est donc ainsi qu’ont commencé les mois suivants dans l’atelier : Rousseau, Madame, Munch, Kirchner, Heckel, Schmidt-Rottluff. Franz Marc a peint le portrait de Rousseau, je peins Marc, de Kooning, Tracey Emin, Modersohn-Becker, Clyfford Still et ainsi de suite, j’aime aussi l’autoportrait d’Arnold Schönberg, comme sa musique. Dommage que Wolfgang Rihm ne peigne pas.
Les portraits devaient être comme appliqués sur la toile, le fond noir et le plus plat possible, sans espace, la tête par-dessus, le plus souvent avec beaucoup de blanc, une peinture épaisse comme depuis quelques années, mais toujours Rousseau en tête, ne pas glisser dans la stupidité, ni dans la réalité, pas dans la réalité d’Ingres, mais rester romantique, rester dans l’humilité. On a le droit de rire.